Les nouveaux matériaux, ingrédients-clés des armes du futur
Le futur avion de combat européen, le sous-marin nucléaire de nouvelle génération, les missiles hypersoniques, les véhicules blindés résistant aux engins explosifs improvisés… Ces futurs systèmes d’armes n’arriveront pas sur le champ de bataille sans la mise au point de nouveaux métaux et d’alliages plus performants. « Leurs formulations sont issues de décennies d’innovations et de savoirs accumulés, mais ce serait une erreur de penser qu’on a atteint une sorte d’optimum et qu’il n’est plus possible d’obtenir des gains substantiels », souligne un ingénieur en chef de la Direction générale de l’armement (DGA) au ministère de la Défense.
Ce n’est pas Safran qui va le démentir. Le groupe aéronautique est chargé de la conception du moteur du futur avion de combat, élément central du système de combat aérien du futur (Scaf) voulu par l’Allemagne et la France. L’industriel doit mettre au point un matériau capable d’encaisser des contraintes inédites. L’alliage métallique dans la chambre à combustion devra résister à des températures de 2 100 °C, soit 250 °C de plus que pour le moteur M88 du Rafale. Les pièces les plus sollicitées, les ailettes des aubes de turbine, vont subir des efforts tels que cela revient à leur suspendre un semi-remorque de 15 à 20 tonnes ! Pour relever le défi, le motoriste a investi dans une plate-forme technologique à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), mobilisant une trentaine d’experts et des moyens techniques significatifs (fonderie monocristalline, circuits de refroidissements et barrières thermiques, dispositif de microperçage…).
Au-delà de Safran, les armées peuvent s’appuyer sur une large communauté d’ingénieurs et de chercheurs pour inventer les métaux qui répondront à leurs besoins spécifiques. La France compte des laboratoires de recherche, de grands industriels de la métallurgie, des PME à la pointe dans ce domaine. « Les exigences de l’industrie de la défense sont un puissant moteur pour tirer l’évolution des matériaux métalliques. Ces innovations diffusent ensuite vers les autres industries, notamment à travers le tissu des sous-traitants », se félicite Dominique Ghiglione, responsable R & D pour les matériaux et procédés au Cetim, le Centre technique des industries mécaniques.
Le Graal des métallurgistes ? Trouver de nouvelles compositions d’alliages. En combinant et en dosant différents éléments chimiques (aluminium, nickel, chrome, titane…), les chercheurs peuvent favoriser la caractéristique mécanique de leur choix, par exemple la ténacité (résistance à la propagation d’une microfissure), la ductilité (déformation sans rupture) ou bien encore le caractère réfractaire (résistance aux hautes températures). Le mariage du titane et de l’aluminium fait rêver les motoristes militaires et civils, car il est à la fois léger et résistant aux températures élevées. Imaginé il y a vingt ans environ par GE, l’aluminure de titane fait seulement aujourd’hui son apparition dans les moteurs d’avions civils comme le Leap de Safran. Grâce à sa densité deux fois moindre, il remplace les superalliages à base de nickel utilisés pour des pièces situées dans les parties chaudes des moteurs comme les aubes de turbine.
Dans le domaine des armes à petits calibres, le spécialiste de la métallurgie Aubert & Duval commercialise depuis un an une nouvelle nuance d’acier, l’Armad, composé de chrome, de molybdène et de vanadium pour renforcer la résistance des canons. « Cette nuance présente une bonne résistance à l’usure liée aux gaz générés par le tir ainsi qu’aux frottements de la balle dans le canon », précise Jean-Marc Lardon, ingénieur technique et application.
L’Onera, le centre français de recherche aérospatiale, explore le champ des alliages à composition complexe. Ils sont constitués en général de cinq éléments chimiques, sans qu’un seul soit surreprésenté par rapport aux autres. Ils sont recherchés pour leurs propriétés exceptionnelles en termes de ténacité et de résistance mécanique. « Typiquement, nous cherchons des matériaux plus légers que ceux à base nickel et qui pourraient fonctionner à des températures de 800 à 1 000 °C pour des moteurs à la fois civils et militaires », explique Anne Denquin, la directrice du département matériaux et structures de l’Onera.
Dans cette recherche aux alliages miraculeux, le renfort des dernières technologies numériques est prometteur. « À l’ère du numérique, la métallurgie n’en reste pas à l’âge de bronze ! », souligne l’expert en matériaux de la DGA. Les chercheurs mettent aujourd’hui en place des méthodes dites de matériau numérique, fondées sur l’intelligence artificielle. À partir des propriétés à atteindre, les algorithmes vont générer des compositions chimiques. « Ce qui fait qu’aujourd’hui on peut breveter des compositions d’alliages à partir d’études numériques sans avoir jamais fait d’alliage ! », s’enthousiasme Stéphane Cueille, le directeur de la R & T et de l’innovation chez Safran. Ces logiciels moulinent les données expérimentales avec les lois de la thermodynamique et de la physique quantique pour modéliser les caractéristiques physiques des matériaux à partir de leur structure cristalline. Safran utilise cette approche numérique pour mettre au point des alliages monocristallins appliqués aux aubes de turbine des moteurs. « Nous sommes au stade de la R & T, pas encore au produit », reconnaît Stéphane Cueille.
L’autre grande piste d’innovation ne consiste pas à améliorer la matière elle-même, mais les procédés de fabrication des pièces. Les industriels de l’armement misent beaucoup sur la métallurgie des poudres. Les avantages de l’impression 3D sont connus : économie de matières par rapport à l’usinage, délai d’obtention d’une pièce prototype beaucoup plus court qu’en fonderie, réparation possible des pièces plutôt qu’un remplacement onéreux… « Le procédé de fabrication additive de pièces métalliques est bien adapté au secteur de la défense pour la réalisation de pièces en petite série en offrant des possibilités nouvelles pour réaliser des formes inédites », souligne l’expert en matériaux de la DGA qui a soutenu le projet de Naval Group d’hélices à pales creuses imprimées en 3D qui équiperont les navires et sous-marins.
La fabrication additive permet le développement de matériaux dits à gradient de propriétés, c’est-à-dire la possibilité de produire des pièces combinant des propriétés mécaniques différentes. Comment ? En modifiant graduellement la composition chimique de chacune des couches de poudre déposées, on peut par exemple réaliser des pièces dotées d’une surface extérieure anticorrosion et d’une surface intérieure capable de résister aux hautes températures. Ce procédé est encore à l’état de recherche.
Autre technologie prometteuse : le frittage flash. La PME Sintermat, créée à Dijon (Côte-d’Or) en 2016, est l’une des pionnières dans ce domaine en Europe. Cette technologie permet d’agglomérer des nanopoudres sous l’effet d’une forte impulsion électrique et d’obtenir des pièces d’une résistance et d’une densité exceptionnelles, ciblant l’industrie de défense mais aussi les secteurs du luxe et de l’automobile. « Nos nouveaux équipements nous permettent de chauffer les poudres jusqu’à 2 400 °C à une vitesse jusqu’à 1 000 °C/min, contre 20 °C/min avec les équipements traditionnels », détaille Foad Naimi, son président. Grâce à ce chauffage ultrarapide, la poudre conserve ses propriétés nanométriques initiales et les cycles de fabrication sont réduits à quarante minutes, contre six heures avec les outillages classiques. Les échantillons à partir de poudres de nickel présentent une efficacité balistique améliorée de 20 % et pourraient être éligibles pour des applications de blindage.
Le ministère des Armées n’hésite pas financer les innovations en métallurgie. Le fonds Definvest a investi pour accélérer le développement de la PME Sintermat. Et la DGA va aider à hauteur de 115 millions d’euros Safran à développer les matériaux du moteur du futur Rafale. Avec une conviction, la maîtrise de la métallurgie reste indispensable pour disposer d’un avantage sur l’adversaire.(…).
Source : Usine Nouvelle, 31 mai 2019.